II ne faut pas mettre le vin nouveau dans de vieilles outres



II ne faut pas mettre le vin nouveau dans de vieilles outres,
Voilà le conseil à suivre en bon nombre d'occasions.
II n'est point conseil exclusivement donné aux vignerons,
Il est conseil à observer par tous et dans la pratique de l'existence en outre.
Il est dans les habitudes de l'homme d'être attaché aux vieilles outres,
Je veux dire par là, aux vieilles formules, aux anciennes opinions,
A toutes choses qui sont en somme sclérosées,
Toutes choses écrasées sous le poids mort du passé.
La nature ne met point le coeur d'un vieillard dans la poitrine d'un enfant,
Chaque instant est naissance nouvelle,
Les vendanges au cours du temps,
Constamment se renouvellent.
Et le jus de la vigne passe du pressoir dans les cuves où il fermente.
Toute chose nouvelle est chose qui fermente,
Et bout dans l'outre de l'esprit garnit de vieux principes,
De vieilles théories, de vieilles formules,
D'anciennes opinions écaillées, d'anciennes formes de savoir,
Et qui servent à exprimer le savoir de ce savoir,
De vieilles outres desséchées,
Bonnes à dormir sous la poussière des greniers,
Accrochées à quelques vieilles poutres.
Il ne faut pas mettre le vin nouveau dans de vieilles outres.
Tout fait nouveau est complément de connaissance,
Et donc complément de vie.
Nous nous fermons dans l'existence,
II faut y songer, l'image est saisissante,
Tout vin nouveau fermente,
Et cherche un plus vaste espace pour loger sa mesure liquide,
Et son expansion gazeuse.
Les vieilles outres se racornissent et n'ont plus la forme heureuse,
Qui accueille une puissance nouvelle de vie.
A tout nouveau joyau revient nouvel écrin,
Comme à science nouvelle nouveau vocabulaire convient.
A chaque nouveau cycle nombreux symboles participent,
Tout cavalier qui poursuit la route du temps,
Doit régulièrement changer de monture.
Ne savons nous pas que toute chose ici bas est victime de l'usure ?
Mais à tous les instants de la juste immanence,
Paraissent les éclairs de la transcendance.
Devant les tumulus où dorment les vieux ans,
Ne faisons pas mourir le germe du printemps,
Et ne l'enterrons pas sous d'anciennes défroques.
Il y a style et technique nouveaux pour chaque nouvelle époque.
L'accoutumance à ce qui fut fait d'un monde qui veut vivre,
Un monde stagnant, un monde qui n'a plus la faculté de suivre
Le rythme de ce qui vit, de ce qui prolifère,
De ce qui change l'ombre en lumière.
D'anciennes théories, de brèves équations,
Par la fièvre audacieuse de chercheurs héroïques,
Poussés par l'intuition,
Se trouvent dépouillées de leur pont dogmatique.
Tout ce qui est formé se déforme,
Tout ce qui est quelque chose, un jour doit mourir.
Le mental crée des formes,
Que l'esprit peut nourrir,
Durant un bref moment,
Puis détruire car il est destructeur
Autant que créateur.
II anime la forme qu'il a fait éclore.
Mais l'esprit apparaît plus vif, plus éclatant,
Quand ce masque n'est plus maculé par le temps.
II lui faut la fraîcheur de nouvelles aurores.
Or ce masque est la forme qui se sclérose,
La forme qui s'interpose
Entre l'homme et la réalité.
Que son printemps annonce la saison d'été,
Pour diffuser lumière en gerbes.
Sous la forme l'esprit transmet lumière et verbe.
Entre lumière et verbe il y a un jeu mouvant des morts et des naissances.
C'est ainsi que l'esprit n'éclaire l'existence,
Que si les vieilles formes cèdent la place
A de nouveaux écrins qui révèlent sa présence.
L'esprit n'habite pas le monde des tombeaux.

Alors dans de vieilles outres, ne mettons pas le vin nouveau.


André KARQUEL